Dans nos villages Languedociens personne ne peut manquer un enterrement. Enfin presque personne. C'est sur, il y aura toujours quelques mal léchés qui ne quitterons pas leur tanière et qui tenterons une justification en grommelant «Tu parles d'une affaire. Tout le monde y passera et alors !…» Ces « mal léchés » sont fichus d'être absents pour leur propre enterrement.
Pour la majorité des villageois il serait inconvenant de ne pas accompagner l'inhumation d'un ou d'une des leurs, surtout si c'est un «qui est d'ici». Il est possible qu'on ait eu quelques incompréhensions avec le défunt mais cela se traduira généralement par : « On n'était pas toujours d'accord mais il était d'ici». Et quand on sait l'importance de la question «Être d'ici ou ne pas être ».Mais revenons à nos enterrements. Donc tout le monde est là ou presque ! Quant à l'investissement personnel dans l'accompagnement du défunt jusqu’à sa dernière demeure, il peut varier quelque peu et prendre des tournures assez différentes.
Il y a fatalement plusieurs clans avec des subdivisions subtiles qui se dessinent. Aussi subtiles que la différence entre un petit tiers et un grand tiers comme l'explique César à son fils Marius sous la plume de Monsieur Pagnol.D'abord le clan des hommes qui ne rentrent pas dans l'église. Un « petit tiers ».
Ils assistent à l'arrivée de la dépouille du défunt puis attendent que l'office religieux s'achève. Ils forment des petits groupes selon les affinités, l'âge, le métier, la proximité du quartier ou de la rue. Les sujets de conversation, dont on pourrait penser qu'ils concernent le défunt et uniquement le défunt qu'on est venu accompagner, peuvent très vite dévier.
-« Hé bé quelle calîmas aujourd'hui. Le Gustou il a bien fait de partir pour l'ombre des cyprès !..... Je me demande s'il va pas faire un orage ?»
-« Le père de Gustou tu l'as bien connu toi ?»
-« Si j'ai connu Fernand ? Paï il était capable, de prédire le temps de la semaine rien qu’en jetant un coup d’œil sur le Canigou !».
- « Ce matin de mes oliviers je le voyais bien le Canigou ».
- « Oh Jules qu'est-ce que tu faisais ce matin dans tes oliviers. Elles sont déjà mures en Julhèt tes olives que je t'ai vu passer avec la sacoche bien pleine ?».
-« Eh paï ! Il est comme son père, il braconnait ».
-« Son grand-père Justin était pire.»
-« Tout juste. Et le père de Guillaume Michel était plus terrible encore. Une fois il s’est fait prendre par le ramonet de Jules Mathieu »Seule la réouverture des portes de l'église fera cesser les conversations.
Ensuite il y a le « bon tiers » de ceux qui rentrent dans l’église d'un pas naturel. Ils sont ici chez eux, leur place semble être retenue. Les hommes se décoiffent dès le seuil franchi, laissant voir un crâne d’une grande pâleur qui contraste fortement avec le hâle du visage. Dans le temps, les femmes avaient la tête couverte. La mantille pour les bourgeoises ou le fichu pour les autres.
Mais là encore on trouve une autre subdivision qui ferait perdre «son arithmétique» à Marius le fils de César. Les « Ceusses » qui sont moins réguliers dans la fréquentation du lieu représente un « autre tiers ». Chez eux le pas est hésitant, « l'esquine » légèrement courbée comme s'ils craignaient une admonestation divine. Ils font maladroitement un signe de croix puis vont s'asseoir en « capuchant » pour trouver le voisinage d'une connaissance ou d'un parent déjà assis.
Et puis il y a le « grand tiers » celui des femmes.
De nos jours la mixité a remplacé la coutume imposée autrefois par l’église : A chaque sexe son côté.
Quand le « Capelan » a fini sa messe on ouvre les portes de l'église. Commence alors la lente procession des « quatre tiers » de la population derrière le corbillard allant de l’église vers le cimetière. La famille est tout de noir habillé juste derrière le cercueil puis les amis proches et enfin le reste du village. La mort semble rassembler. Au moins provisoirement. On s’incline sur la peine des proches et puis l’on sacrifie au rituel du serrement de mains. La famille s’obligeant à recevoir la compassion de tous, feinte ou sincère.C’est ainsi que s’écoule la vie dans nos villages Languedociens. On s’aime à force de se connaître, on s’engueule à force de ne pas s’écouter, on se hait pour une raison qu’on a depuis longtemps oubliée. Mais on sait que tous l’on se retrouvera un jour sous les cyprès centenaires. La mort à la vie dure.
Mais vous attendiez que je vous raconte une histoire. Hé bé il fallait me le dire, bête que je suis. Je suis là à vous faire perdre votre temps et à vous parler du passé.
Era un cop.......!
A quelques temps d'ici un bon « quatre tiers » du village s'est retrouvé sur le parvis de l'église pour se recueillir derrière la dépouille du défunt du jour qui devait répondre au nom de M. Martinez. Vous avez peut-être remarqué que j'ai écrit le verbe « devoir » à l'imparfait « qui devait ». Là je fais peut-être une erreur. Mais vous en jugerez par vous-même en prenant connaissance de la suite.C'était le début de l'après-midi. Il faisait une chaleur étouffante. Les cloches sonnaient le glas alors que nous étions à la rage du soleil. Ce pauvre M. Martinez donc s'était éteint à un âge avancé. Toute sa vie de labeur avait été consacré à ses vignes et à ses enfants. Quand je croisais son chemin ou passais devant chez lui je le saluais comme on salue un ancien. Lui me répondait courtoisement. Nous étions donc à son enterrement parce qu'il le fallait tout simplement. Le passage de vie à trépas ayant fait de M. Martinez comme de tous les défunts qui se succèdent « Le pauvre Monsieur X ou Y.............?!!»
Sur le parvis de l'église le curé « Un qui n'est pas d'ici » attend avec une impatience mal dissimulée le corbillard. Pour lui c'est un peu la routine. On entend ici ou là des « Ah si l'abbé Caucanas était encore là ».
Mlle Rachel faisant office de « sacristine » est aux manettes de la boîte à musique, installée sur l'orgue sans doute en panne depuis longtemps. Elle supervise le lancement des mélodies choisies par la famille. Elle appuie d'un doigt précis sur la touche « ON » et tourne lentement dans le sens contraire des aiguilles d'une montre le bouton du « Volume » pour abréger par exemple un Ave Maria jugé trop long.
Les villageois écoutent religieusement. On se lève et l'on s'assied alternativement sur un signe de l'officiant. Une porte qui grince sur un retardataire fera se retourner Rachel avec un œil réprobateur.
Deux dames passent dans les travées de l'église pour recueillir quelques sous qui iront alimenter les fonds pour la restauration de l'église.
Puis vient le moment du tout dernier voyage du défunt. Celui qui mène de l'église au cimetière. Ce voyage M. Martinez l'a fait des centaines de fois derrière le corbillard sur ses deux jambes durant sa longue vie. A raison d'une bonne dizaine d'enterrements par an multiplié par son grand âge ça fait beaucoup. Il pourrait y aller les yeux fermés.Mais ce jour-là !
Ce jour-là nous ne pouvions mon épouse et moi aller jusqu'au cimetière. Nous rentrions donc quand nous croisons Edmond et son épouse. Eux aussi sont sur le chemin du retour à la maison.Edmond est un ami. Il porte beau la «quatr'vingtaine» couronnée d'une belle crinière blanche et un couvre-chef qu'il soulève pour saluer une personne de sa connaissance. Il marche à pas mesuré en serrant son journal sous le bras. Il s'arrête de temps en temps pour échanger courtoisement quelques propos avec une personne de connaissance. Il parle d'une voix calme avec un vocabulaire choisi mais simple. Ses mains sont celles d'un Monsieur qui a eu l'habitude de tenir un porte-plume et non le manche d'une pioche. Les gens disent de lui sans méchanceté ni ironie et même avec un brin d'admiration: « C'était un banquier et maintenant il écrit des livres »
Edmond n'est « pas tout à fait d'ici ». Il est originaire d'un village voisin. Quand il parle Occitan il ne prononce pas les « R » comme « Ceux d'ici ». Alors vous pensez !
Depuis sa retraite il est venu s'installer par goût, à Castelnau. Son épouse est charmante, souriante et de bonne compagnie. Elle porte avec elle et avec charme un petit accent qui fait dire au poète :« Emporter de chez soi les accents familiers,
C'est emporter un peu sa terre à ses souliers !»Nous nous saluons comme de coutume avec le plaisir partagé de se rencontrer. Au traditionnel et immuable « Comment ça va ?» il me répond:
« Tu ne sais pas ce qui m'arrive ! Me soi trompat ».
Devant mon air étonné il me répète:
« Me soi trompat te disi ».
Puis avec un sourire rassurant il me raconte :
-« Il y a une semaine tout juste je discutais avec M. Martinez. Nous avons échangé quelques propos sur l'art de bien vieillir.»
-« C'est que depouis moun opération yé ne peux plous marcher comme dabant, me répond-il.»
-« Mais vous avez bonne mine pourtant. »
-« Oui mais yé peux yuste faire le tour dou yardin et encore. »-Et Edmond me dit: « Et seulement quelques jours plus tard le voilà tout refroidi.
Tu me comprends ça m'a fait un choc. Mais ce n'est rien, il faut que je te dise ».Alors il m'explique l'impensable:
Peiné de la mort de M. Martinez ils s'installent son épouse et lui dans l'église et commencent à écouter l'oraison funèbre du prêtre puis l'histoire de la vie du défunt. Il s’aperçoit qu'il était ignorant de la plus grande partie de cette vie. Il découvre que finalement il connaissait assez peu ce pauvre M. Martinez. Cela l'étonne mais après tout chacun peut garder sa part de secret. Tout à ses réflexions un raclement de gorge dans son dos le fait se retourner.« J'ai cru malheureux à une hallucination. M. Martinez était là juste derrière moi. Je me retourne à nouveau, oui c'est bien lui d'ailleurs il me fait un petit sourire amical. Est-ce que sa femme est là ? Je me retourne à nouveau. Oui elle est bien à côté de lui. Le mort se moquait-il de moi ? Avais-je des hallucinations ! J'ai fait signe à mon épouse de se retourner et là voilà qui pâlit à son tour. Un coup d’œil au cercueil, rien n'a bougé. Malur de malur, ai perduda lo cap, me soi trompat. Me soi trompat te disi ».
Edmond me dit avoir failli quitter l'église quand il entend le mort bien vivant derrière lui se pencher à son oreille et lui dire :
« Bous rendezt conta Moussièr Edmond, René Martinez et moi nous sommes presqué dou mêsme âdgé» (Vous vous rendez compte M.Edmond, René Martinez et moi nous sommes presque du même âge!)Me soi trompat te disi ! Me soi trompat de Martinez !
A Castelnau le 14 Septembre 2016Robert JAEGER-GARTZ