Redémarrage de ma vie de nomade. Charlemagne fut une pause après Narbonne et Tulle. J'intègre la 1ère année de préparation aux écoles d'ingénieur agricole, du Chesnoy à Montargis.
En 1ère année préparatoire nous sommes douze élèves dont :
Tanguy comme son nom l'indique il est breton. C'est une des valeurs scolaires sûres de la promotion.
Bousquet d'Aubterre Michel dit "le baron". Son père est commissaire de police principal à Paris, sa mère est d'origine berbère, cela lui vaut son teint mât, ses cheveux noirs. Il n'est pas très grand, un peu plus petit que moi. Il est assez original et s'habille toujours d'une veste à carreaux et d'un nœud papillon. Il ne se veut jamais négligé. Il est royaliste et adhère au parti du même nom.
Gaussen Jacky qui vient comme moi de Charlemagne, il est de Vauvert près de Nîmes. C'est un garçon calme, studieux avec l’œil qui rigole toujours.
Teste Françis le dessinateur caricaturiste spécialisé dans les portraits des profs. C'est mon copain. Il fume la pipe comme moi. Il est maigre le visage émacié à la Lucky Luck. Nous sommes capables tous deux de rester côte à côte, des heures durant sans presque rien dire, avec une tasse de café et un paquet de tabac brun à écouter du jazz à la terrasse d'un bistrot de Pigalle.
Guérin Michel dit Toto, le "ventre à choux" autrement dit le Vendéen. Figure gentille et gaie, il fait partie de la bande.
Diakité Il est Ivoirien. IL parle peu et ne restera qu'une année.
La bande c'est Francis, Jacky, Michel et moi. Nous nous retrouverons grâce à la persévérance de Michel Guérin, trente ans plus tard à Castelnau puis à Aigues Mortes.
Nous avons bien sûr toute une série de profs qui eux aussi nous laisserons des souvenirs plus ou moins impérissables. Pour les maths Coquibus. Ç'est son surnom. Et un autre dont j'ai oublié le nom. Jeune agrégé il vient nous faire cours le samedi matin. Il arrive en voiture de sport, une MG, se gare devant notre salle et saute par la fenêtre. Son cours une fois fini il s'en retourne de la même façon vers Paris, qui n'est distant que de 110 km sur la nationale 7.
En Français et philo nous avons M. Becque dit "Platon". Il ressemble à Fidel Castro. Très sympa et très intéressant. Il habite près de l'école. Il deviendra Directeur de l'enseignement agricole français.
En Botanique nous avons "Paimpon". Bien entendu c'est un surnom. Il est ingénieur passé par les rangs de l'école quelques trente ans plus tôt. Il fume la pipe presque sans interruption et est affublé d'une blouse grise qu'il ne doit changer qu'une fois par trimestre et sur laquelle il essuie ses cures pipes....!!
Il est plus qu'original. A la limite de la folie douce. Il note entre moins cinq et plus vingt deux ou vingt trois sur vingt.
En Sciences naturelles nous avons Monsieur Douillet dit « Ladouille » puis rebaptisé en cours d'année "P'tite bitte". Pourquoi "P'tite bitte" ? Il est petit, asthmatique et un jour il nous parle du premier bébé éprouvette et nous dit à bout de souffle « Mais alors si cela continue (en parlant des expériences génétiques) qu'est ce que je vais devenir moi, avec ma petite bitte ? » Les jours d'intense brouillard et ils sont assez fréquents dans la région de la Venise du Gâtinais, il souffle et souffre plus que jamais. Le jeu, cruel, consiste à précéder son arrivée d'un effaçage de tableau énergique diffusant un maximum de poussière de craie.......
En Anglais nous avons Miss Becque. Elle est célibataire, à entre trente cinq et quarante ans, aucune autorité mais très sympa. Elle aime la compagnie de ses jeunes élèves dans sa maison de Montargis. Nous allons lui faire son jardin.
En chimie nous avons Monsieur Auroy. Mais tout le monde l'appelle monsieur « Lassac ». Nous apprenons le nom et les caractéristiques des profs, dès notre arrivée au Chesnoy. Pourquoi Lassac ? Sans doute parce qu'il est gros comme un sac de pommes de terre mais aussi parce qu'il a tendance dans un parlé nasal à confondre l'article LA qu'il met à la place du LE. La hydrogène au lieu de l'hydrogène. D’où sans doute Lassac à la place de « le sac ».
Dès le deuxième ou troisième cours je suis interrogé et lui fait une réponse agrémenté d'un très poli « Monsieur Lassac.... » « Qu'est ce que vous dites ? » ....... « Rien M..... Auroy ! » Cela me vaudra pour le restant de mes trois années chesnoysiennes d'être reconnu comme impertinent, ce qui n'était peut être pas tout à fait faux.
Nos cours sont entrecoupés d'études surveillées. Pour cette tâche pas toujours aisée nous avons deux phénomènes.
Le premier répond au patronyme de Brandy mais est surnommé Laglande ou Branly. Blessé de guerre, hémiplégique, il traîne la jambe droite et ne peut maîtriser un tremblement de la main du même coté. Quand celle-ci est dans sa poche cela a le plus bel effet qui lui a valu son surnom Branly.
Un jour ce pauvre homme excessivement brave malgré tout ce que la vie et nous, lui faisions endurer, passe sous la fenêtre de notre salle de chimie. Il neigeait et son pas, gauche posé, droit traîné, (un point un trait) ne pouvait laisser aucun doute sur l'identité de la personne qui venait de passer. Nous faisions une expérience de cuivre brûlant dans du soufre dégageant un sulfure de cuivre quelconque, plus lourd que l'air qui retombait en volutes épaisses sur sa tête.
Une semaine sur deux il était chargé de nous réveiller le matin dans nos dortoirs. « Allez debout les enfants, debout, debout, dépêchons.......ou je vous vire..... » .....Mais le pauvre n'avait pas la force d'appliquer ses menaces.
Ce n'était pas le cas de "M. HON" Ainsi s'exprimait une sorte de monstre de nationalité imprécise, slave d'origine sans doute. Un jour pendant l'étude de 20 h à 21 h précédant le dortoir, j'imite en sourdine le bruit de la sirène, quelques minutes avant la vraie. « Aé, déo » Nous traduisions : « Allez, dehors ». Et tous de nous lever et de sortir. A ce moment là vraie sirène se déclenche et nous pouvons observer une grande incrédulité dans le regard de ce quasimodo des temps Chesnoysien.
Le Directeur Schmidt Fernand est Alsacien. Ça s'entend. On parle de Fernand sans trémolos car il a mauvaise réputation. Sévère jusqu’à être un peu borné. Le dimanche il va à la messe en famille, avec Mme et sa fille très mignonnette qui déclenche chez quelques chesnoysiens de vraies ou fausses vocations religieuses.
Le Chesnoy est construit sur le modèle de la Malmaison. Il est situé en lisière de bois, lequel est traversé de deux rivières aux lents méandres, le Vernisson et le Loing.
Derrière le réfectoire le sanctuaire des élèves où les profs sont seulement tolérés. Un bar qui ne délivre que des boissons sans alcool, des tables de ping-pong, des baby-foot et surtout un vieux phono sur lequel passent les disques à la mode. Une scène permet d'y effectuer des spectacles.
Complètement à l'opposé mais non loin, une grosse ferme en carré abrite les écuries, l'étable, les silos, les garages et l'atelier de menuiserie.
Le domaine de l'école borde la nationale 7. Pour y parvenir deux allées. L'une bordée de peupliers, l'autre de pommiers. En bordure de la nationale, un petit bois abrite le cimetière des "Pères Cents". La commune qui abrite l'école dans la banlieue de Montargis, s'appelle St Firmin des Vignes ! Tout un programme. Le brouillard est plus fréquent que le soleil. Morne plaine.......
En préparatoire je suis vite dépassé par les maths. Du coup je me jette à corps perdu dans l'extra scolaire, avec la rédaction du journal de l'école et l'organisation des soirées théâtrales.
Bien sûr cela n'arrange pas ma scolarité. De plus la malchance veut que la même année l'administration augmente tous les niveaux des sciences. Nous étions à l'aube de la génération du retour de la guerre. "Poussez vous donc un peu".....Il fallait écrémer.
A la fin de l'année, l'on me propose de rester au Chesnoy mais en régionale pour obtenir le second degré agricole soit l'équivalent d'un Brevet de Technicien Supérieur d'aujourd’hui. J'abandonne en partie (en partie seulement) les copains dont j'ai parlé plus haut.
En Régionale 2ème année je suis vite intégré avec les Falgayrac Alain, Dodin Jacques, Huet Didier, Gauzer Alain, Lindeberg Gérard.
Tout devient plus facile mais je continue de plus belle à m'occuper du journal et de théâtre. A Noël nous montons les "Trois messes basses" de Daudet en ombres chinoises avec paroles enregistrées sur un fond musical. Je me souviens de la Moldaü de Smetana en particulier que j'avais choisie comme musique d'accompagnement. Pour la fête de fin d'année nous montons une pièce de théâtre dont je fais la mise en scène, tout en ayant un des rôles. Les décors sont faits par Alain Falgayrac et les costumes de la fin du siècle dernier début XX ème sont loués chez un spécialiste près de Montargis.
L'environnement n'est pas à la pratique du sport, mais je fais tous les jours de la barre fixe. Par contre nous refaisons le monde éternellement. Nous sommes pro algérie française et par voie de conséquence pas très en ligne avec le Général de Gaulle. Je distribue quelques tracts et déboulonne quelques pancartes du général pour les jeter dans les multiples canaux de Montargis. Erreur de jeunesse.
Le samedi après-midi et le dimanche nous avons quartier libre. Montargis n'est qu'à trois kilomètres et nous faisons très souvent le parcours à pieds. Les distractions y sont rares. Un ou deux bistrots où je bois des laits à la menthe ou grenadine. Un scopitone diffuse les airs à la mode, Sylvie Vartan, Johnny Halliday, "les Chaussettes noires", "les Chats sauvages" et Henri Salvador. Un cinéma. Des bals populaires ambulants attirent les chesnoysiens en mal de cavalières. Elles ne laissent pas de souvenirs.
Montargis est "La Venise" du Gâtinais et se visite vite. L'ennui y règne en maître. Nous attendons toujours fébrilement la fin de semaine où nous cherchons tous les moyens pour rejoindre Paris. Le plus souvent en train mais quelquefois avec des plus fortunés qui ont une voiture.
A Paris Mémère m'a donné une chambre mansardée au 6ème étage celle-là même où Pépère avait son atelier. Je vais la plupart du temps prendre mes repas chez la famille Bertin. René et Vévette, locataires de ma grand-mère et amis de toujours. Ils ont repris l'appartement de mon enfance au 3ème.
Il m'arrive de « sortir » avec Josiane qui est en école de sage-femme. Nous allons au cinéma ou voir des expositions de peintures, au concert et au Théâtre. C'est avec elle que je vais écouter pour la première fois, salle Pleyel, l'ouverture de 1812 de Tchaïkovski. Mais plus de flirt. Elle est amoureuse de son voisin d'en face, Jean.
Je prépare mon second degré en candidat libre de façon studieuse à Salsigne. Je passe l'examen à l'école d'agriculture de Ondes près de Toulouse. Je ne me souviens que de l'oral de géographie. J'ai comme sujet « le Canada ». C'est le pays où je souhaite m'expatrier. Mon but et mon espoir.
Écrit à Castelnau de Guers le 1er Avril 2020
Robert Arnold JAEGER-GARTZ